Paul Morelli et son nouvel ami, Pascal, se retrouvèrent un mardi, à midi, au Club des Trois-Vallées, comme ils le faisaient régulièrement deux fois par semaine. Pascal avait acheté, sur les conseils de Paul, un pistolet à un coup, en calibre .22 long rifle, que la législation lui permettait d’acquérir sans conditions ni autorisations particulières. L’industriel lui avait dit :

·     Le SM76 Match, de chez Rhöner, est une arme fantastique. Pour un prix modique, une arme d’une précision exceptionnelle, avec une détente réglable très fine et une poignée ergonomique remarquablement faite, avec appuie-paume réglable. La meilleure arme à un coup que j’ai utilisé, j’en ai pourtant une bonne douzaine, certaines très sophistiquées et très chères.

En fait, le jeune homme pouvait utiliser les armes de Paul et ne s’en privait pas. Ce dernier était surpris par la rapidité avec laquelle son « élève » progressait. C’était un tireur né, qui trouvait d’instinct les bonnes positions et les bons gestes. Les deux hommes avaient repris les anciens exercices que Paul avait imaginés, mais on les améliorant sensiblement du fait qu’ils étaient deux à tirer. Il ne s’agissait plus seulement de faire sauter une balle de ping-pong à quinze mètres, sans faire bouger le gobelet support, mais il fallait encore être le premier à le faire. Cette rivalité donnait au moindre exercice une saveur plus corsée qu’au paravent. La maîtrise de soi, que Paul cherchait à acquérir en tirant, avait pris une nouvelle dimension avec ces matchs parallèles. C’étaient de véritables duels auxquels se livraient les deux hommes, par cibles interposées.

Pascal demanda un jour à Paul s’il n’était pas tenté par un véritable duel, face à face avec un adversaire en chair et en os. Un duel au point rouge à 15 mètres.

·     La différence de vitesse, qu’il peut y avoir entre deux tireurs comme nous, est si faible, qu’il est fort probable que le résultat sera deux morts ou, au moins, deux blessures graves.

·     O.k., il suffirait d’augmenter la distance. A 25 mètres, peut-être...

·     Cela ne changera rien à nos vitesses de tir respectives et à cette distance nous ne pouvons pas raisonnablement rater notre cible.

·     A 50 mètres ? 100 mètres ?...

·     Effectivement, à partir d’une certaine distance, le soin apporté à la visée peut être plus exigeant et les différences de temps, entre deux tireurs, plus significatives. A mon avis, il faudrait au moins être à 100 mètres, l’un de l’autre, pour que le duel puisse avoir véritablement un vainqueur et un vaincu.

·     Et si l’on essayait !

Paul rit de bon cœur, à la blague de son jeune ami, puis, il le regarda avec plus d’attention et murmura.

·     Vous n’êtes pas sérieux ?

·     Pourquoi pas ! Vous n’avez jamais été tenté par un acte apparemment gratuit, qui serait, en fait, un défi contre vous-même ?

Paul regardait le jeune homme avec intérêt et un peu d’inquiétude. Il trouvait que celui-ci avait les yeux brillants et un air exalté qu’il ne lui avait pas connu jusqu’ici. Un silence se fit, puis Pascal éclata de rire, dissipant d’un coup le malaise qui s’était établi entre eux pendant quelques minutes.

·     Vous avez bien marché, hein ! De toute façon vous êtes trop rapide pour moi, même à 200 mètres.

Paul rit aussi de bon cœur, un peu confus, il avait marché dans la blague comme un gamin. Par contre, il n’était pas très sûr d’être plus rapide et plus précis que le jeune homme. Sur des balles de ping-pong peut-être, encore que..., mais sur un homme ?...

 

Cette discussion n’eut pas de suite, mais, à partir de ce moment, Paul se mit à penser, de temps à temps, à cette idée de duel. Il était conscient, que son goût pour les armes était étroitement associé au plaisir qu’il avait pris, et qu’il prenait encore, à la vision des westerns. Or, tous ces films étaient généralement articulés autour d’un ou de plusieurs duels aux revolvers. Expert en armes et en tir, il ne pouvait pas ignorer que les représentations, que donnait le cinéma de ces combats, étaient totalement fausses : les adversaires étaient équipés d’armes qui n’existaient pas au moment où l’action était censée se dérouler ; ils faisaient feu, au jugé, avec l’arme à la hanche, ce qu’aucun tireur raisonnable n’aurait fait ; ils utilisaient des cartouches métalliques et rechargeaient leurs barillets par l’arrière, ce qui était généralement anachronique. Malgré ces erreurs historiques, il marchait, comme la plupart des spectateurs, devant ces représentations de duels sublimées.

Il s’était essayé, lui-même, aux deux techniques en vogue aux Etats-Unis chez les amateurs de westerns : le fast draw et le fanning. Le fast draw consiste à dégainer et à tirer dans un temps minimum. C’était, naturellement, une technique qui était très prisée dans l’Ouest américain à la fin du siècle dernier. Par contre, le fanning est une invention actuelle. Il consiste, avec un revolver à simple action, à maintenir la détente appuyée en permanence avec une main, et à armer et à relâcher le chien à une cadence maximale avec l’autre main.

Il avait très vite réalisé que ces deux techniques avaient un côté aléatoire qui ne les rendait pas très utilisables par les gunmen qui voulaient vivre vieux. On peut se permettre quelques ratés devant une cible, il est plus dangereux de le faire devant un autre homme armé, au cours d’un duel.

Tout cela, à l’heure actuelle, n’était plus que des jeux pour les grands enfants, comme lui, qui continuaient à jouer avec des armes bien au-delà de leur puberté. Par contre, un véritable duel, face à un tireur de même niveau.........

 

En 1876, à Deadwood, la ville de l’or du Sud-Dakota, un joueur professionnel, Jack Johnson, provoque en duel deux adversaires à la fois. Le trio quitte le saloon et se donne rendez-vous sur le chemin du cimetière. Chacun des trois hommes a deux revolvers. Jack se place à une centaine de mètres de ses deux adversaires. Ils marchent, les uns vers l’autre, armes aux poings. A cinquante mètres, les deux adversaires de Johnson ouvrent le feu sur lui. Dix mètres plus loin, ils ont vidé leurs premiers barillets sans toucher Johnson, qui n’a toujours pas tiré. A trente mètres, Jack Johnson s’arrête, vise posément et tue l’un de ses antagonistes. Il laisse ensuite s’approcher le second, qui s’affole et tiraille, au jugé, de façon désordonnée. Une nouvelle fois, Johnson vise tranquillement et tire, l’homme tombe raide mort.

Une grande leçon à méditer pour les amateurs de duels. 

 

 

* * 12 * *

 

Ce qui devait arriver, arriva : un matin, le journal local publia un article sur la société M.E.R et sur son activité liée à l’armement. Le journaliste mettait en évidence, aussi bien l’armement traditionnel dont disposait l’entreprise, que les développements d’armes à haute technologie auxquels elle avait participé. Il se contentait de noter les extraordinaires coïncidences qui marquaient l’affaire Ballestra.

L’information fut reprise en grandes pompes par la presse nationale, à laquelle les chaînes de télévision emboîtèrent le pas. Sans trop s’attacher à la logique de cette ténébreuse affaire, les journalistes brodèrent à loisir sur le thème du trafic d’armes. Ne possédant aucun fait, qui puisse établir un lien solide entre l’activité de la société M.E.R et le député Ballestra, ils se contentèrent d’évoquer le faisceau de coïncidences, laissant transparaître, en filigrane, les implications qu’elles suggéraient. Paul Morelli fut projeté brutalement sur le devant de la scène médiatique. Jour après jour, des détails de sa vie privée furent livrés en pâture au public. Les plus banales circonstances prirent rapidement une coloration suspecte. Le comble de l’abjection fut atteint lorsqu’un hebdomadaire à sensation évoqua « les circonstances mystérieuses » de la mort de son épouse, sous-entendant qu’on pouvait y voir une péripétie de la lutte souterraine entre factions terroristes rivales. Un autre magasine attribua à Morelli une origine corse, ce qui n’empêcha un confrère, mieux informé mais pas mieux intentionné, d’épiloguer sur ses liens familiaux, dans le Sud de l’Italie, qui laissaient planer un parfum de Mafia sur l’affaire. Les journaux sérieux, qui se tenaient soigneusement à l’écart de ce déballage malsain, notèrent pourtant, avec intérêt, les très nombreuses croisières en voilier qu’avait effectué l’industriel, en Corse, au cours des années précédentes.

A partir du moment où les médias commencèrent à lui attribuer un autre rôle que celui de simple témoin ayant découvert le corps du député Ballestra, Paul refusa de faire la moindre déclaration à un journaliste. Voyant que cette attitude accentuait la suspicion qui planait sur lui, il accepta une interview au journal de 20 heures de T.F.1, pensant pouvoir facilement faire cesser les rumeurs en répondant, clairement et en direct, à toutes les questions. Il sortit de l’émission, mécontent de la façon dont elle s’était déroulée, convaincu qu’on ne lui avait pas posé les bonnes questions et que ses réponses n’avaient pas été aussi convaincantes qu’elles auraient pues l’être. Il décida de refuser à nouveau tout contact avec les médias.

 

Une semaine après qu’il se soit ainsi à nouveau replié sur lui-même, il fut abordé, un soir vers vingt et une heures devant le local de son entreprise, au moment où il ouvrait la portière de sa voiture, par une jeune femme qui se présenta comme étant journaliste dans un grand hebdomadaire parisien. Elle déclina un nom, Marine Duroc, ce qui ne rappela rien à Paul Morelli. Sa première impulsion fut de rabrouer l’inconnue. Il hésita cependant à le faire. Peut-être que sa résistance était émoussée après une très longue journée de travail, il était au laboratoire depuis 5 heures du matin ; peut-être aussi que le physique et le sourire de la jeune femme l’incitèrent à tenter une nouvelle fois, avec la presse écrite, ce qui lui avait mal réussi avec la télévision. Il accepta de la recevoir quelques instants chez lui.

Il démarra avec son break, suivi par la journaliste au volant d’une petite voiture. Au premier feu rouge, il observa qu’elle utilisait une voiture de location, l’immatriculation dans le département « 51 » ne trompait pas, la Marne s’étant attiré la clientèle de tous les loueurs de voitures grâce aux prix avantageux de ses cartes grises et de ses vignettes. Il continua à observer la jeune femme dans son rétroviseur. Avec un peu de recul, il comprit pourquoi il avait accepté l’interview quelques instants au paravent. Depuis son plus jeune âge, il traînait un fantasme qu’il n’avait jamais pu satisfaire. Lorsqu’il essayait de matérialiser, dans son esprit, le portrait idéal de la femme de ses rêves, elle était invariablement rousse avec des yeux verts. En fait, les quelques fois où il avait été mis en présence d’une rousse, il avait été déçu, elle avait le visage trop rose, les taches de rousseurs trop apparentes... Il comprit très vite qu’il avait idéalisé un type de femme rousse, sans doute avec l’aide du cinéma d’Hollywood, qui n’existait pas dans la réalité. Et voilà que ce soir, cette femme idéale, dont il avait tant rêvé, le suivait au volant d’un petit véhicule. Le visage, encadré de longs cheveux flamboyants, qu’il observait dans son rétroviseur, lui semblait enfin correspondre à l’image qui l’avait fait fantasmer pendant tant d’années.

Les deux voitures s’immobilisèrent sur le parking privé de la villa de l’industriel. Celui-ci vint à la rencontre de la journaliste, qui était restée au volant en attendant qu’il l’invite à descendre. Il ouvrit sa portière et la tint ouverte pendant qu’elle sortait. Quand la jeune femme sourit, il comprit qu’elle avait vraiment le visage qu’il cherchait depuis si longtemps.

·     Merci, vous êtes très galant...

·     Pour un trafiquant d’armes !

·     Je n’ai pas dit cela, et si je le pensais, je ne serais pas ici.

·     Excusez-moi, je ne voulais pas vous agresser, j’ai les nerfs un peu à vif actuellement.

Sans cesser de sourire aimablement, elle lui emboîta le pas, dans l’escalier qui descendait vers la villa.

·     Vous conduisez toujours sans quitter votre rétroviseur des yeux ?

·     Je vous regardais, effectivement. Votre visage ne m’est pas inconnu. J’essayais de me souvenir où je pouvais vous avoir déjà vue.

·     Ca c’est un truc que l’on utilise, généralement, pour établir un premier contact avec une dame. Avec moi c’est inutile, puisque c’est moi qui vous ai abordé, en vous demandant de m’emmener chez vous.

Paul s’arrêta un instant et se retourna pour regarder la journaliste. Deux grands yeux rieurs l’observaient gentiment, au milieu d’un beau visage sympathique.

·     On ne doit pas vous refuser beaucoup d’interviews, avec le sourire que vous avez.

·     Effectivement, on ne m’en a peu refusées jusqu’ici... Je débute dans le métier, vous êtes mon premier grand sujet.

Le rire clair de la jeune femme lui donna un pincement au cœur. Il venait de reprendre contact avec la réalité, à peine entrevue, la rousse de ses rêves allait disparaître à nouveau de sa vie. Dans une heure ou deux, elle aurait fini son travail et le quitterait pour toujours, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute.

Il la fit entrer dans sa vaste et luxueuse villa, et la conduisit jusqu'à un petit salon, où elle s’assit sur un canapé.

·     Il y a longtemps que vous m’attendiez dans votre voiture ?

·     Depuis 16 heures 45.

·     Fichtre ! Vous devez avoir faim.

·     J’ai mangé une barre chocolatée vers 19 heures.

·     Dans ce cas, vous allez partager mon frugal repas. On parlera aussi bien en mangeant.

Il se dirigea vers la cuisine, suivi par la jeune femme. Il ouvrit un réfrigérateur et en sortit quelques plats enveloppés de plastique transparent.

·     Vous allez goûter à la cuisine de ma bonne Emilie.

·     Emilie est votre bonne ?

·     Et en plus elle est bonne..., disait Coluche. Non, ce n’est pas ma bonne, bien qu’elle soit très bonne, bonne cuisinière et bonne comme le bon pain. Je croyais, mademoiselle Duroc, que le terme de «bonne » n’était plus employé que dans le seizième ?... Au fait, êtes-vous demoiselle et puis-je vous appeler Marine ? Un fort joli prénom d’ailleurs.

·     Oui, monsieur le président-directeur général de la mer, je suis demoiselle et vous pouvez m’appeler Marine. Deux choses qui n’ont aucun rapport entre elles. Mais, cela dit, c’est moi qui pose les questions, pas vous. Que fait Emilie chez vous, si elle n’est pas employée de maison ?

·     C’est exactement ce que m’a dit le commissaire Bertrand. Pas la question sur Emilie, mais sur le fait que ce n’était pas moi qui devais poser les questions.

·     Voilà un bien gentil commissaire, qui a beaucoup de sympathie pour vous. J’ai passé le début de l’après-midi avec lui.

·     Emilie et son époux sont les gardiens de la villa, ils habitent dans une petite maison, au bout du jardin. Albert, l’époux, est un ours sympathique et silencieux, qui est un peu l’homme à tout faire de la propriété. Emilie gère ma maison et s’occupe volontiers de la cuisine. Bertrand est un homme qui témoigne d’un très grand respect envers les témoins. L’adorable Emilie, qui a la soixantaine, me gâte depuis plus de trente-cinq ans comme si c’était ma nourrice. Il ne m’a d’ailleurs jamais dit que c’était à lui de poser les questions, cela me semblait évident.

Ils se regardèrent un instant et éclatèrent de rire en même temps.

·     Si vous répondiez à une question à la fois, ce serait peut-être plus simple pour moi.

·     D’accord, mais essayez de n’en poser qu’une seule à la fois.

Tout en devisant, il introduisait successivement les plats, privés de leur protection, dans un four à micro-ondes.

·     Allez, on peut passer à table ! On va manger dans la cuisine, ce sera plus simple. Je vous offrirais un repas aux chandelles, dans la salle à manger, une autre fois.

·     Où sont les couverts ?

En quelques minutes la table était mise et les deux convives, installés face-à-face, mangeaient de bon appétit.

·     C’est vrai que cette cuisine est excellente !

·     Emilie est la reine des farcis. De bien d’autres choses aussi, d’ailleurs.

·     Quelle chance vous avez, de trouver d’aussi bons repas en rentrant chez vous. Mes repas du soir se résument souvent à des céréales dans du lait. Mais comment pouvez-vous avoir des employés depuis aussi longtemps ?

·     C’étaient les employés de mes parents. Ils m’ont connu tout petit.

En disant cela, il maintenait sa main à environ vingt centimètres du plan de la table, ce qui provoqua le rire de la jeune femme.

·     En fait, j’avais une douzaine d’années quand mes parents ont acheté cette villa et ont embauché ce couple de gardiens. Car, mademoiselle la journaliste, bien que l’un de vos talentueux confrères ait affirmé que cette somptueuse villa témoignait de revenus occultes, je l’ai tout bêtement héritée de mes parents, qui l’avaient achetée avec le fruit d’une vie de labeur dans une activité qui n’avait rien à voir avec le commerce des armes.

·     Ca, je le savais ! J’ai préparé mon dossier avant de venir vous voir. Vous avez perdu vos parents à quel âge ?

·     Tout petit, tout petit.

Et il montrait cette fois, avec une évidente tristesse, une hauteur d’environ quarante centimètres. Il regarda la jeune femme dans les yeux et éclata de rire.

·     Mes parents se portent merveilleusement bien sous le soleil des Antilles. Vous n’avez pas très bien préparé votre dossier, mademoiselle, ils ont procédé, il y a plus de dix ans, à un partage d’une partie de leurs biens, entre ma sœur et moi, et ils sont partis vivre sous des cieux plus cléments.

Marine rit à son tour de bon cœur.

·     Voulez-vous goûter ce vin, je crois qu’il est bon.

·     Oui, mais très peu.

Paul servit la jeune femme après avoir débouché la bouteille, il se servit, ensuite, un verre d’eau de Badoit.

·     Vous n’en prenez pas ?

·     Ne soyez pas inquiète, il n’est pas drogué, je ne consomme jamais une goutte d’alcool, même pas dans les chocolats fourrés.

·     Ce n’est pourtant pas votre religion qui vous l’interdit !

·     Une sorte de religion, peut-être... C’est une décision que j’ai prise, il y a plus de dix. Depuis, je m’y suis tenu.

·     Comment peut-on prendre ce genre de décision ? Avec les « Alcooliques Anonymes » ?

·     Non, non, c’est beaucoup plus bête que cela. J’ai eu à prendre, pendant un mois, des médicaments qui excluaient totalement la consommation d’alcool. A la fin de ce mois, je me suis rendu compte que cela ne m’avait coûté aucun effort et que cela me faisait le plus grand bien, j’ai donc décidé de continuer.

·     Réduire sa consommation, d’accord, mais cesser complètement...

·     Vous apprendrez peut-être un jour à mieux me connaître, vous verrez, alors, que je ne fais jamais les choses à moitié.

·     Pour le tir, j’en ai déjà eu une petite idée.

Le repas improvisé s’acheva ainsi dans une ambiance amicale, la conversation n’étant pas réellement centrée sur l’affaire Ballestra. Paul évoqua la mer, la voile, les côtes de la Provence, les côtes de la Corse qu’il affectionnait particulièrement. Il évoqua longuement les couchers de soleil sur l’Estérel, vus de Saint-Honorat, quand les touristes amenés par les navettes sont repartis, et que l’île est livrée aux moines et aux plaisanciers.

·     Les moines étant enfermés dans leur monastère et la plupart des plaisanciers sur leurs bateaux, on a l’impression d’être seul sur une île déserte, à dix minutes de la Croisette.

 

Ils retournèrent ensuite au salon. Paul fit asseoir la jeune femme sur un canapé, en face d’une grande baie vitrée masquée par des rideaux opaques. La pièce était éclairée par une faible lumière tamisée. Lorsque son invitée fut installée, il ouvrit d’un coup sec les rideaux, dévoilant un merveilleux paysage maritime éclairé par la lune qui était dans son dernier quartier. Elle laissa échapper un cri d’admiration et, instinctivement, se leva pour s’approcher de la fenêtre. Venant près d’elle, il lui indiqua tous les détails du paysage que la lune éclairait d’une lueur argentée. Après avoir longuement apprécié les variations infinies des reflets de lumière jouant sur les vagues, elle s’arracha à regret de cette vision et revint s’asseoir sur le canapé, ce qui, d’ailleurs, ne changeait pratiquement pas le point de vue.

·     Je crois qu’il serait plus raisonnable de refermer les rideaux, je serais tout à fait incapable de me concentrer avec un tel spectacle sous les yeux.

Après s’être exécuté, Paul revint s’installer près d’elle. Elle lui demanda la permission d’enregistrer leur conversation avec un petit magnétophone qu’elle tira de son sac à main. Il accepta et lui proposa de lui raconter son histoire depuis le début. Elle s’installa confortablement sur le canapé et l’invita à commencer son récit.

Il parla longtemps. Elle l’écoutait sans rien dire. Ne prenant la parole que très rarement pour faire préciser un point de détail. Il raconta tout depuis le début, son activité professionnelle comme enseignant, sa passion pour l’étude et la création, son amour pour la mer et pour la voile, son goût pour les armes et pour le tir, la mort de sa femme, le début de son bureau d'études, sa relation avec Viviane (dont il fit un récit édulcoré), son abandon de l’enseignement, la réussite de son entreprise, la gestion rigoureuse des armes et des munitions faites par M.E.R, le « trafic d’armes » de Ballestra, la découverte du corps du député, la rumeur médiatique et ses conséquences. Quand il eut terminé son récit, il conclut par ces mots, accompagnés d’un sourire :

·     Je crois que ce qu’il me faut, pour sortir de ce mauvais pas, c’est quelqu’un qui manie la plume du Voltaire de l’affaire Callas.

·     Je ne pense pas être capable de succéder à Voltaire, mais je peux essayer de faire honnêtement mon boulot de journaliste. Toutefois, je vous préviens qu’avant d’accepter votre version des faits, bien que j’ai tendance à être convaincue par votre accent de vérité, je procéderais à quelques recoupements.

·     Un bon journaliste contrôle toujours ces sources ! Je suis à votre disposition pour vous mettre en contact avec toutes les personnes que vous souhaiteriez interroger pour vérifier mes dires.

·     D’ailleurs, les déclarations du commissaire Bertrand me fournissent déjà quelques recoupements intéressants. Vous savez que ce brave homme n’a accepté de me répondre que lorsqu’il a été convaincu que mon but était de faire toute la vérité sur votre affaire, sans chercher à exploiter le filon médiatique dans lequel s’étaient engouffrés mes collègues ? Il m’a pourtant dit ne pas vous avoir connu avant cette affaire et ne pas aimer le tir.

·     Je crois que c’est un honnête homme, seulement un honnête homme, mais c’est déjà beaucoup.

·     Bon sang ! Il est plus de minuit et je n’ai pas encore d’hôtel. Je ne pensais pas que cet entretien durerait aussi longtemps.

·     J’ai plusieurs chambres d’amis à votre disposition.

·     Vous n’y pensez pas !

·     Je vois que je ne vous ai pas encore convaincu de ma bonne foi.

·     Ce n’est pas le problème, pour conserver mon objectivité je ne dois pas avoir trop de familiarité avec vous.

·     Je ne vous ai pas proposé de partager ma chambre, seulement une chambre d’amis. Chaque chambre ayant sa salle de bain, nous n’aurons rien en commun jusqu'à demain matin. A l’heure qu’il est, et dans la saison où nous sommes, préparez-vous à passer la nuit dans votre voiture. Je peux peut-être vous proposer directement une voiture plus confortable ?

Marine éclata de rire et reconnu qu’en acceptant son hospitalité, elle ne devrait pas trop se compromettre. Après qu’elle eut récupéré sa valise dans le coffre de sa voiture, il la conduisit à sa chambre et ils se séparèrent.

 

Allongé sur son lit, les yeux grands ouverts, Paul avait beaucoup de mal à trouver le sommeil. Il se demandait comment il pourrait prolonger ses relations avec la superbe jeune femme. L’affaire Ballestra et toutes ses fâcheuses conséquences n’avaient plus aucun intérêt à ses yeux. Il avait la conviction d’être en présence de la femme de sa vie et se demandait comment il pourrait éviter de la laisser filer. Il pensa un moment à tenter de la rejoindre dans sa chambre, mais il renonça très vite à cette idée, en pensant qu’il risquait de tout gâcher avec une précipitation excessive.

 

Le lendemain matin, Paul nageait dans sa piscine quand Marine apparut complètement habillée. Elle le salua de loin et vint s’installer sur un fauteuil, près de l’eau. Elle admira un moment le déversoir qui, de l’endroit où elle se trouvait, semblait s’écouler directement dans la mer, située à plusieurs dizaines de mètres en contrebas.

·     Vous avez une très belle piscine.

Il répondit avec un petit sourire.

·     Ca, c’est le fruit du trafic d’armes... C’est moi qui l’ai faite installer.

·     Je crois qu’un chef d’entreprise doit pouvoir s’offrir une piscine, même très belle, surtout s’il possède déjà le terrain et la villa. Par ailleurs, j’ai vu une photo d’un magnifique voilier, qui me semble avoir coûté plus cher que la piscine.

·     Oui, sensiblement plus.

·      De toute façon, je sais que vos affaires sont bonnes. Vous n’avez pas trop de liquidités car vous réinvestissez systématiquement l’essentiel de vos profits, mais si vous réalisez vos parts dans quelques sociétés, cela devrait représenter un joli magot !

Paul regardait la journaliste avec des yeux ronds de surprise. Celle-ci repris la parole après avoir intercepté son regard.

·     Les banquiers sont très bavards...

·     Je ne pensais pas qu’ils parlent à des journalistes !

·     Les journaux ont également leurs banquiers, de nombreux banquiers...

Il haussa les épaules devant cette évidence à laquelle il n’avait pas pensé spontanément. Son intérêt pour la jeune rousse obnubilait un peu son esprit. C’était toujours un banquier que l’on chargeait de sonder un autre banquier.

·     Venez, l’eau est bonne.

·     Je n’ai pas de maillot.

·     Vous en trouverez dans cette cabine, ils ont appartenu à ma femme, mais ont été lavés. Ils doivent vous aller. Vous trouverez tout un choix, du maillot une pièce au monokini.

Elle hésita un moment en souriant puis, prenant brusquement sa décision, elle se leva et se dirigea vers la cabine. Elle sortit, un moment après, avec un maillot une pièce de couleur verte, qui moulait son corps admirable. Elle avait attaché ses cheveux en chignon, ce qui dévoilait son long cou et lui donnait un port de tête royal. Paul eut le souffle coupé, jamais sa femme n’avait eu une telle allure avec le même maillot. La jeune femme s’approcha du bassin et descendit posément dans l’eau avec l’échelle de bain.

·     Je ne veux pas mouiller mes cheveux. C’est vrai qu’elle est bonne !

·     Vous avez bien dormi ?

·     Non, très mal !

Il la regarda pour voir si elle parlait sérieusement.

·     Vous plaisantez ? La literie ne vous convenez pas ?

·     J’ai passé la nuit avec une bombe lacrymogène à la main, pour me défendre au cas où vous essayeriez de forcer ma porte. 

Il la regarda à nouveau avec attention, incrédule.

·     Vous auriez pu vous contenter de fermer la porte à clé, je ne l’aurais quand même pas défoncée !

·     C’est ce que j’ai fait ! Ce qui m’a empêché de dormir c’est votre affaire, j’ai passé la nuit à écrire cent fois mon article dans ma tête. J’aurais mieux fait de me lever et de l’écrire une bonne fois pour toutes.

·     J’aurais pu mettre à votre disposition un micro portable.

 

Après s’être séchés, ils rentrèrent dans la villa pour déjeuner. Paul apprécia le fait que Marine reste en maillot, même si elle utilisait une serviette comme paréo. Il avait préparé un petit-déjeuner somptueux.

·     C’est encore à Emilie que nous devons ce fabuleux petit-déjeuner ?

·     Non, c’est à moi seul, avec les ingrédients fournis par Emilie. Mais vous ne verrez pas Emilie, ce matin non plus, « Emilie petite souris » est la discrétion personnifiée.

·     Je croyais que l’on ne trouvait de tel petit-déjeuner que dans les palaces américains ! Vos petits-déjeuners sont plus riches que mes repas.

·     Et mes nuits sont plus riches que vos journées !... Habituellement, ils sont beaucoup plus frugaux. Comme j’ignorais quels sont vos goûts, j’ai ratissé large.

·     Très large, en effet. Bien que je ne pense pas avoir l’occasion de prendre un autre petit-déjeuner chez vous, sachez que de simples céréales, avec un peu de lait froid, suffisent à mon bonheur. Avec un café noir, sans sucre. Ne faites pas cette tête ! Vous pensiez que j’allais tout manger ?

·     Non, j’espérais que vous auriez envie de revenir !

·     Découvrez un autre cadavre d’homme politique bien compromis... Et puis on verra !

Ils continuèrent à converser, sur un ton badin, jusqu'à ce que la journaliste aille se rhabiller dans la cabine de bain et prenne congés.

·     Je reprendrais peut-être contact avec vous pour quelques compléments d’information avant de repartir à Paris. Dès que j’aurais écrit mon article, je vous en soumettrais une copie.

Appuyé à un pilier du portail de sa villa, Paul regarda rêveusement partir le petit véhicule.

 

 

* * 13 * *

 

Marine essaya de faire le point sur les récents événements, tout en s’insérant dans la circulation automobile. Son séjour, chez Paul Morelli, la mettait mal à l’aise. Quelque chose la gênait dans le déroulement imprévu de cet entretien. Elle était ravie d’être parvenue à obtenir une longue interview. Elle pensait avoir la matière nécessaire à l’écriture d’un bon article. Elle avait passé une soirée et un début de journée agréable, avec un homme qui lui avait paru sympathique dès le premier contact. Malgré tout cela, elle était mal à l’aise. Elle pensa qu’elle s’était trop impliquée personnellement dans cet entretien ; qu’à l’avenir elle devrait conserver plus de distance par rapport à son sujet.

·     Attention, ma vieille, si tu continus comme cela, tu risques de manquer d’objectivité !

Elle se promit de veiller à conserver plus de distance avec ses témoins, à l’avenir.

·     D’ailleurs que m’importe ce bonhomme qui pourrait être mon père !... Non, là tu exagères, il aurait fallu qu’il s’y prenne très jeune, tu n’es plus une enfant.

L’image de Gérard, son collègue au journal et son flirt, lui revint à l’esprit. Un jeune homme grand et athlétique, avec une magnifique chevelure noire, des dents blanches...

·     Un vrai play-boy !

Cette idée, qui lui était venue à l’esprit spontanément la troubla. Elle comprit tout à coup pourquoi elle hésitait, depuis plusieurs semaines, à répondre favorablement aux avances du jeune journaliste qui voulait donner une tournure plus concrète à leurs relations.

·     Je serais donc toujours attirée par les vieux bonhommes ! Et par des profs, en plus.

Elle revit, en quelques instants, la relation qu’elle avait eue quelques années au paravent, son premier, son seul amour, avec un professeur de l’université dont elle suivait les cours. Un homme marié, père de famille, un vrai désastre sentimental pour elle, dont elle était sortie profondément meurtrie.

·     Tu n’as pas besoin des bonshommes ! A présent que tu es enfin parvenue à trouver l’emploi que tu espérais depuis si longtemps, tu ne vas pas t’encombrer d’un bonhomme !

Elle appuya rageusement sur l’accélérateur de la petite voiture, qui bondit en avant.

 

Marine avait cherché longtemps sa vocation. Après des études littéraires et l’obtention d’une maîtrise, sa liaison avec un professeur l’avait incité à demander un poste d’assistante dans son université. Elle avait alors commencé à préparer une thèse de doctorat, sans trop savoir où cela la mènerait. La rupture avec son amant provoqua sa rupture avec l’Université. Elle se retrouva en recherche d’emploi, avec un bagage un peu mince, dans une époque de fort marasme économique. Elle finit, un peu en désespoir de cause, par travailler pour une agence immobilière, au plus creux de la vague de cette activité. Soutenue financièrement par ses parents, ses difficultés étaient plus d’ordre psychologique que financier. C’est une relation paternelle qui lui permit d’entrer dans l’un des grands hebdomadaires parisiens. Après quelques petits boulots, la voilà catapulté « envoyé spécial » sur l’affaire Ballestra. La chance de sa vie, un test pour éventuellement accéder pleinement à l’emploi de journaliste dont elle avait beaucoup rêvé, sans jamais espérer réellement pouvoir y parvenir. Et voilà que, dès sa première interview, elle se laisse engluer par l’accueil sympathique de son témoin. C’est avec une rage froide contre elle-même, qu’elle poursuivit son chemin.