Pascal avait passé la nuit dans la villa. Après avoir déjeuné, les deux hommes se concertèrent pour réviser leurs plans d’action. Paul avait prévu deux plans, le second venant remplacer le premier si celui-ci se révélait inapplicable.

Le premier plan était organisé autour de la jeune femme qui avait provoqué l’accident. Paul pensait pouvoir la retrouver avec l’aide du commissaire Bertrand. S’il y parvenait, avec Pascal, il pouvait espérer grâce à elle remonter la piste jusqu’aux ravisseurs. Si, à 16 heures, ce premier plan n’avait rien donné, le second se substituerait automatiquement à lui.

 

Le commissaire Bertrand était réputé pour sa ponctualité. A 9 heures, il entrait tous les matins dans son bureau. A 9 heures 02, Paul appela le commissariat central au téléphone, en espérant que Bertrand ne soit pas exceptionnellement retenu ailleurs. Quelques minutes après, il eut le commissaire au bout du fil. Après les politesses d’usage, il lui raconta le petit accrochage dont il avait été victime la veille. Il modifia légèrement les circonstances, pour justifier le fait que la jeune femme soit partie sans lui laisser ses coordonnées.

·     Puisque vous avez son numéro d’immatriculation, faites votre déclaration à votre assurance, elle se débrouillera pour retrouver la responsable.

·     Je voudrais éviter une déclaration inutile, ma voiture n’a pas grand-chose, c’est plus mon amour propre qui est atteint. Je souhaiterais faire un peu la leçon à cette charmante étourdie.

·     Vous savez bien que je n’ai pas le droit de vous communiquer le nom du propriétaire du véhicule dont vous avez le numéro d’immatriculation !

·     Allons, commissaire, ne m’avez-vous pas promis votre aide à l’occasion ?

·     Vous n’avez pas fait grand-chose pour moi pour l’instant, monsieur Morelli !

·     Ce n’est pas faute d’avoir essayé, monsieur le commissaire, et je continue à ouvrir mes yeux et mes oreilles pour vous.

·     Bon, d’accord ! Je vais voir ce que je peux faire. Je vous rappelle dans quelques minutes, après avoir vérifié par téléphone à la Préfecture.

·     Je suis obligé de partir de chez moi. Veuillez noter mon numéro de voiture, s’il vous plaît.

Après avoir dicté son numéro, Paul sortit vivement de la villa et démarra au volant de son véhicule. Pendant ce temps, Pascal s’installa près du téléphone. Pendant que l’industriel roulait en direction du bureau de Bertrand, son G.S.M sonna, c’était le commissaire qui rappelait. Il lui expliqua qu’il n’avait pas de chance, car le véhicule qui l’avait percuté était un véhicule volé, ce dont Paul se doutait depuis la veille.

·     Quand vous aurez l’occasion, passez-me voir au bureau, je vous ferais consulter notre fichier. Puisque vous avez bien vu cette jeune femme, vous pourrez peut-être la reconnaître. Ce serait bien le diable si elle n’était pas déjà connue de nos services !

·     Je ne suis pas loin de chez vous et j’ai quelques minutes à moi, je pourrais peut-être passer ?

·     D’accord, venez tout de suite !

Paul appela ensuite Pascal pour lui dire que, pour l’instant, tout se déroulait suivant leurs espérances.

 

L’inspecteur Agostini présenta à Paul une liasse de fiches avec des photographies de femmes. La douzième fiche était la bonne. Paul fit semblant de ne pas la reconnaître, mais il entrevit, au passage, le nom de la jeune femme. Il demanda à voir les fiches une seconde fois, ce qui lui permit de noter, dans sa mémoire, l’adresse qui était portée sur la fiche.

Après avoir remercié l’inspecteur et le commissaire pour leur obligeance, et s’être excusé de les avoir dérangés pour rien, Paul quitta le commissariat principal. Dès qu’il fut dans sa voiture, il appela Pascal pour lui communiquer les informations recueillies. Ensuite, il se dirigea vers l’une des banques de son entreprise.

 

·     Marie Ricchetti, voilà la jeune femme qui l’a accroché avec une voiture volée !

Le commissaire haussa les sourcils, en regardant l’inspecteur par-dessus ses lunettes.

·     Comment peux-tu être sûr de cela ?

·     Malgré toutes les précautions qu’il a prises pour ne pas marquer de temps d’arrêt en regardant sa fiche, je suis certains qu’il a identifié Marie et qu’il a noté, mentalement, ses coordonnées.

·     Il ne va tout de même pas se faire justice lui-même ?

·     Pourquoi pas ! Il va peut-être se payer sur la bête, la fille est mignonne et pas très farouche.

·     Une droguée, tapineuse à ses heures... Heu ! excuse-moi.

·     Je sais que vous avez une haute opinion de Paul Morelli, mais ce n’est qu’un homme comme les autres.

·     Oui, mais un tireur d’élite.

·     Vous ne pensez pas qu’il va la flinguer !

·     Bien sûr que non, enfin... Du moins je l’espère.

·     Vous voulez que j’aille faire un saut chez la fille ?

·     Oui, mais termine d’abord le rapport pour l’inspecteur général. Tu sais que j’ai réunion, avec lui, à 11 heures. Cette fille a déjà trempé dans des vols de voitures ?

·     Non, mais il faut un début à tout. Il vous a dit une vieille 4L, ça ne sent pas le trafic international !

·     Un emprunt de commodité, sans doute.

 

 

* * 25 * *

 

Paul rencontra Charles Ginesta, le directeur régional de la société bancaire avec laquelle la société M.E.R entretenait les meilleurs rapports. Il exposa son besoin d’argent, en prétextant d’une affaire immobilière extrêmement urgente, avec un dessous de table conséquent. Le directeur connaissait Paul depuis une quinzaine d’années, sans être des amis, leurs rapports avaient largement dépassé le cadre normal des rapports d’affaires. Présentés par des amis communs, ils s’étaient revus, sur le plan professionnel et sur le plan privé, à intervalles réguliers. Charles était surpris par la demande de Paul, sans toutefois en être choqué. L’industriel avait une image très solide au niveau des banques, celle d’un chef d’entreprise qui réussissait tout ce qu’il entreprenait, avec des méthodes strictement légales mais parfois peu orthodoxes. Un de ses partenaires financiers le définissait comme un homme d’affaire atypique, qui transformait des démarches irrationnelles, car profondément subjectives, en réussites financières. « Son moteur est d’abord le plaisir, et son souci de l’économie le pousse ensuite à rentabiliser l’opération, pour qu’au lieu de lui coûter de l’argent elle lui en rapporte. En d’autres termes : il commence par se payer une danseuse parce qu’elle a un beau cul, puis il devient producteur pour pouvoir transformer les cadeaux qu’il lui a faits en investissements, et comme il a un talent fou, en finale, cette liaison sentimentale lui rapporte beaucoup d’argent. » 

 

Charles Ginesta ne crut pas une seconde le grossier prétexte avancé par Paul, qui ne s’était pas donné la peine de fignoler son explication. Son seul souci était d’obtenir des garanties de l’industriel, pour se couvrir par rapport à ses chefs, sans le vexer. Il n’évoqua pas une seule seconde le fait que le paiement d’une somme pareille, en argent liquide, avait un petit côté illégal, mais il commença par dire que le délai était trop court, qu’il lui faudrait au moins 48 heures. Puis, comme Paul insistait sur la nécessité d’avoir l’argent l’après-midi même, après avoir fait semblant de chercher pendant un moment une solution, il lui dit qu’il y avait un moyen mais qu’il faudrait que Paul accepte de cautionner l’opération avec sa villa, ce à quoi il s’était toujours refusé jusqu’ici. Paul comprit que l’affaire était gagnée. Il protesta pour la forme, puis accepta en maugréant contre les banquiers qui n’acceptaient jamais de prendre aucun risque.

Le problème des billets de cent Francs usagers fut plus délicat à résoudre. L’agence locale de la Banque de France pouvait fournir la somme sans difficulté et en billets de cent Francs, mais pour ce qui était des billets usagers c’était une autre affaire.

·     Vous prenez les billets neufs à la Banque de France et, ensuite, vous allez les échanger contre des billets usagers dans chacune des agences locales de votre société.

·     Mais ma journée serait fichue !

·     Pensez-vous, Charles, que me rendre un tel service serait du temps perdu ? Je saurais me montrer généreux.

Le directeur protesta de son désintéressement au service de ses clients et surtout de ses amis, mais pria intérieurement pour que Paul ne l’oublie pas dans cette affaire. Après avoir soigneusement mis en évidence toute la difficulté de l’opération qu’il allait entreprendre, il lui promit que l’argent serait dans son bureau à 16 heures, au plus tard. Avec un sourire qui se voulait complice, il ajouta :

·     Vous n’allez pas payer une rançon avec cet argent ?

·     Même si cela était, en quoi cela vous importe ?

Répondit Paul, avec le même sourire.

·     Cet argent sera à vous, vous pourrez naturellement en faire ce que vous voudrez !

·     Naturellement !

Paul prit rendez-vous pour le jour même, à 16 heures, en insistant, une fois de plus, sur le fait qu’il ne fallait le décevoir à aucun prix. Charles Ginesta s’engagea sur l’honneur et les deux hommes se séparèrent.

 

 

* * 26 **

 

Dès que Paul sortit du bureau du directeur régional, il consulta la messagerie de son téléphone cellulaire. Pascal y avait enregistré un message lui donnant rendez-vous dans un quartier périphérique de la ville de Nice. Quand Paul arriva sur le lieu du rendez-vous, Pascal, qui attendait sur le trottoir, monta à côté de lui et lui demanda de rouler vers l’extérieur de la ville, en direction d’un village de la vallée du Paillon.

·     Alors, cette Marie Micchetti ?

·     Chez elle.

·     Et alors ?

·     Morte, depuis hier soir, sans doute. Une overdose de drogue.

·     Merde !

·     Tu peux le dire.

·     Comment es-tu rentré chez elle ?

·     Par la porte.

·     Ne fais pas le con ! Réponds avec précision, c’est important.

·     Une serrure à trois sous, un manchot l’aurait ouverte...

·     Naturellement, tu n’as pas laissé d’empreintes ?

·     Naturellement.

·     Excuse-moi, cette nouvelle me fout les boules.

·     Je ne t’avais jamais vu aussi grossier, prof.

·     Tu ne m’avais jamais annoncé que notre seul témoin, notre seul bout de piste était mort assassiné.

·     C’était une droguée, elle peut avoir fait cela toute seule.

·     Tu le crois vraiment ?

·     Non, mais c’est une possibilité. Le fric, qu’ils leur ont donné, a été converti en dope et elle a un peu forcé sur la dose...

·     Oui, c’est une possibilité, mais je n’y crois pas, et toi non plus. Ces fumiers n’ont pas voulu laisser un témoin gênant. Il est clair que, si on ne la trouvait pas avant, la police l’aurait trouvée après. Elle aurait parlé, une droguée parle toujours.

Les deux hommes demeurèrent silencieux pendant quelques instants, chacun réfléchissant de son côté. Paul prit la parole le premier.

·     Deux choses sont claires : un, ce ne sont pas des voyous mais des professionnels ; deux, la fille savait beaucoup de choses sur eux, ce n’était donc pas une personne prise au hasard.

·     Juste ! C’est pour cela que l’on va voir sa copine.

·     Comment as-tu pu savoir qu’elle avait une copine ?

·     J’ai interrogé une voisine, pardi !

·     C’est vachement discret !

·     Il faudrait savoir ce que tu veux ! Je croyais avoir compris que tu tenais ABSOLUMENT à retrouver cette Marine,... et ne t’excuse pas toutes les trois minutes, c’est inutile.

·     Tu as raison. Si elle est morte depuis hier soir, tu ne peux pas être compromis par l’interview de la voisine. Que fait cette copine dans ce bled perdu ?

·     Elle est dans une maison de repos un peu spéciale. Elle aurait le sida, que la voisine ne serait pas surprise et moi non plus.

·     C’est moche !

·     Tu n’as pas couché avec elle ? Alors...

·     Un peu d’humanité mon vieux.

Pascal hocha la tête avec résignation, comme si son ami était un incorrigible idéaliste.

·     Voilà, nous y sommes, la maison de repos est juste avant le village.

 

Après avoir négocié un moment avec le directeur de l’établissement, les deux hommes furent autorisés à rencontrer Martine, l’amie de Marie Micchetti. Il était midi moins vingt, on leur accorda dix minutes.

Quand ils furent mis en présence de la jeune femme, même Pascal fut fortement impressionné. Elle était d’une blancheur et d’une maigreur extrême. Paul, en la voyant, pensa aux images des libérations des camps de la mort nazis, que la presse ressortait de temps à autre. Martine les regardait avec un petit sourire triste, apparemment consciente du malaise qui s’était installé entre eux.

·     Vous vouliez me parler de Marie, comment va-t-elle ?

·     Elle est morte hier soir, d’une overdose de drogue.

Paul regarda Pascal avec des reproches dans les yeux, il trouvait son ami trop brutal dans son approche. Martine intercepta son regard et lui dit gentiment :

·     Ne vous inquiétez pas pour moi. Il est inutile de me ménager. Les notions de vie et de mort n’ont pas tout à fait les mêmes valeurs, pour vous que pour moi.

Les deux hommes restèrent silencieux un moment, puis Pascal reprit la parole.

·     Elle a été assassinée.

·     Vous avez parlé d’overdose ?

·     C’était une overdose provoquée. Ecoutez, on a peu de temps avant que vous passiez à table...

·     Il est très important, effectivement, que nous prenions nos repas en commun.

En quelques mots, Pascal, après avoir obtenu l’adhésion de Paul d’un coup d’œil, raconta les grandes lignes de l’accident, de l’enlèvement et de leurs conséquences probables. La jeune femme écoutait attentivement. Lorsque Pascal s’arrêta de parler, elle prit la parole à son tour.

·     Je crois avoir compris ce que vous attendez de moi : vous voulez savoir si j’ai quelques informations sur ceux qui ont commis toutes ces horreurs, en pensant que c’étaient des familiers de Marie et que, de ce fait, ils doivent aussi m’être familiers.

Les deux hommes se lancèrent un coup d’œil surpris.

·     Le sida ne rend pas idiot, vous savez. C’est mon système immunitaire qui est devenu idiot, pas moi.

·     Marie nous a été décrite comme une droguée, vivant d’expédients, le fait que vous soyez intime avec elle nous a trompés sur votre compte...

Martine regardait Paul en souriant, amusé par sa gêne apparente.

·     Comme Marie, j’étais droguée et je vivais d’expédients, vol, prostitution... Comme moi, Marie était étudiante en médecine, avant de sombrer dans la drogue... J’ai peut-être une information pour vous ! Rechercher un gars qui s’appelle Georges Rachi, surnommé « Jo la Bugue ». C’est tout ce que je peux vous dire, je n’en sais pas plus. C’est le seul contact de Marie avec le milieu du banditisme. Les autres c’est des paumés, des camés comme elle, incapables de tremper dans une affaire de cette taille. Excusez-moi, on m’appelle.

·     Encore un instant, s’il vous plaît. Il est important, pour la vie de Marine, que vous ne parliez à personne de cet enlèvement.

·     Ne vous inquiétez pas, je serais muette comme une carpe. Adieu !

Les deux hommes se levèrent, remercièrent la jeune femme et la regardèrent partir avec un regard différent de celui qu’ils posaient sur elle en arrivant.

 

Revenus à leur voiture, ils reprirent leur discussion.

·     Cette fille me donne froid dans le dos. Je croyais jusqu’ici que les drogués et les sidaïques étaient très différents de moi, je n’en suis plus aussi sûr à présent.

·     Oui, elle est bien, mais je dois penser à une autre jeune femme, qui doit vivre dans l’angoisse et qui est peut-être plus en danger que celle-ci, dans l’immédiat.

 

 

* * 27 * *

 

L’inspecteur Agostini arriva devant l’immeuble dans lequel habitait Marie Micchetti. C’était un bâtiment d’apparence bourgeoise, situé au centre de la ville de Nice, à proximité de la cathédrale Notre-Dame. Malgré sa situation centrale, ce quartier s’était peu à peu dégradé au cours des années. Les immeubles cossus du siècle dernier, qui le composaient, manquaient aujourd’hui de confort et d’entretien. Leur population d’origine les avait peu à peu abandonnés au profit de travailleurs émigrés, essentiellement maghrébins, mais aussi de marginaux, de drogués, de petits dealers. Des anciens habitants, il ne restait plus que quelques personnes âgées, aux revenus trop modestes pour se reloger ailleurs.

 

L’inspecteur s’immobilisa un moment devant l’immeuble, hésitant à en franchir le seuil. Ce lieu lui rappelait d’anciens souvenirs qui lui avaient laissé des cicatrices encore mal refermées. Il y a quelques années, il avait eu à embarquer deux jeunes filles qui étaient soupçonnées de racolage sur la voie publique. L’une était Marie Micchetti, l’autre était Martine. C’étaient deux étudiantes qui partageaient un modeste studio dans l’immeuble devant lequel il se retrouvait aujourd’hui. Les mauvaises fréquentations, l’environnement néfaste du quartier, les avaient conduites à la drogue. D’abord des drogues dites douces, puis l’héroïne. Les petits boulots, qu’elles exerçaient pour gagner leurs vies d’étudiantes pauvres, ne suffirent plus à pourvoir à leurs besoins quotidiens. Elles commencèrent alors une descente en enfer, passant par la prostitution occasionnelle et par des petits larcins. Par exemple, elles brisaient les glaces des voitures en stationnement, pour s’approprier la monnaie que la plupart des automobilistes laissent sur leurs tableaux de bord, ou dans leurs cendriers, pour couvrir les frais de parcmètres. Quand il les interpella, elles avaient encore la fraîcheur de la jeunesse, le terrible poison n’avait pas encore produit son effet dévastateur. Agostini fut touché par la grâce et la gentillesse de Martine. Lorsqu’elle fut libérée, il revint la voir chez elle. La jeune fille n’était pas insensible au charme du policier. Sous l’œil désapprobateur du commissaire Bertrand, les deux jeunes gens se mirent en ménage dans le modeste logement de l’inspecteur.

Martine promis de ne plus toucher à la drogue. Pendant quelque temps, Agostini eut l’illusion que son amour avait sauvé sa compagne. A son patron, septique, il expliquait que l’amour peut faire des merveilles. Bertrand lui conseillait de faire voir la jeune fille à un médecin spécialisé pour lui faire suivre une cure de désintoxication, l’inspecteur refusait, affirmant que cela ne serait pas nécessaire. Il ne pouvait admettre que la femme qu’il aimait, doive parcourir le long calvaire de la désintoxication. Lorsqu’un jour il s’aperçut brusquement que Martine continuait à se droguer et que, pour se procurer l’argent nécessaire, elle faisait encore des passes, sa réaction fut violente, il la chassa de chez lui sans écouter ses supplications. La colère du jeune homme était sans doute essentiellement motivée par l’orgueil, il ne supportait pas d’avoir échoué, alors qu’il pensait que son amour serait tout puissant. La jalousie aussi le tenaillait. Ce qu’avait fait la jeune fille avant de l’aimer importait peu, puisqu’elle avait été purifiée par leur amour. Par contre, qu’elle puisse encore offrir son corps à présent lui était intolérable. Après ce rejet, la déchéance de Martine fut rapide. Quand, après avoir tourné et retourné mille fois sa déception dans sa tête, l’inspecteur finit par se rendre compte qu’il l’aimait toujours et que c’était son propre orgueil qui l’avait perdue, en lui faisant repousser l’aide de la médecine qui aurait pu la sauver définitivement, il revint vers elle. La jeune femme avait appris, entre temps, qu’elle était séropositive. Sans vouloir l’avouer à son ancien amant, elle le repoussa vivement. Malgré les nombreuses tentatives de celui-ci, elle persista dans son rejet.

Agostini connut une période de déprime qui faillit lui faire quitter la police. Mal rasé, les vêtements sales, la plupart du temps ivre, il négligeait son service. Sans le soutien, paternel mais ferme, du commissaire Bertrand, il aurait pu perdre son emploi et sombrer dans l’alcoolisme. Il sortit de cette crise prématurément vieilli, désabusé envers les femmes qu’il fuyait désormais. Quand la maladie de Martine se déclara, Agostini comprit toutes les données du drame qu’il venait de vivre, il comprit aussi que, jamais plus, il ne pourrait se débarrasser d’une forte notion de culpabilité qui s’était installée dans son esprit. Depuis quelques mois, la jeune femme avait disparu de son logement, laissant son amie Marie seule avec sa détresse. Récemment, il avait appris qu’elle s’était réfugiée dans une maison de repos de l’arrière-pays niçois qui recueillait des malades du sida. Il n’avait pas osé aller la voir, indécis sur l’accueil qu’il recevrait, inquiet de voir reparaître de vieux fantômes qu’il avait peu à peu réussis à enfermer dans les placards de sa mémoire.   

 

L’inspecteur pénétra dans l’entrée de l’immeuble en grimaçant, assaillit par des odeurs fortes de nourriture, mélangées à des relents d’urine. Il grimpa quatre à quatre l’escalier sale et parvint au quatrième étage. La sonnette ne fonctionnant pas, il commença à tambouriner sur la porte du logement de la jeune femme. Comme il frappait une nouvelle fois, une porte s’ouvrit à l’autre bout du palier. La tête d’une vieille dame, auréolée de cheveux blancs, apparut dans l’entrebâillement de sa porte. Agostini sourit en voyant la voisine de Marie qu’il avait entrevue quelques fois, à l’époque où il venait voir Martine. Il fut heureux de constater qu’elle ne le reconnaissait pas.

·     Mademoiselle Micchetti n’est pas là, il est inutile de démolir sa porte.

·     Bonjour madame. Je n’ai pas l’intention de démolir quoi que ce soit. Pouvez-vous m’indiquer depuis quand mademoiselle Marie Micchetti n’est pas chez elle ?

·     Je ne l’ai pas vue depuis hier soir. Un monsieur est déjà passé la voir ce matin, il a constaté qu’elle n’était pas là.

Très intéressé, l’inspecteur s’approcha de la vieille dame.

·     Pouvez-vous me décrire ce monsieur, s’il vous plaît ?

·     Un monsieur très bien, très poli ; brun, avec une petite barbe.

·     Vous êtes sûre qu’il était brun ?

·     Avec mes lunettes, j’ai très bonne vue, il était brun !

·     Quel âge avait-il ?

·     Jeune, très jeune, moins de trente ans.

Agostini était surpris de constater que la description ne correspondait pas à celle de Paul Morelli.

·     Personne d’autre est venu, avant ou après ?

·     Non personne depuis hier soir, je n’ai pas bougé de chez moi.

·     Et hier soir ?

·     Hier après-midi, Marie est rentré chez elle avec un monsieur qu’elle connaît. Il est déjà venu plusieurs fois.

·     L’avez-vous revue depuis ? Je parle de Marie, bien sûr.

·     Non, mais hier soir j’ai dû sortir. J’ai rendu visite à une amie. Quand j’ai tapé chez Marie, ce matin, elle n’était pas là.

·     Comment était le monsieur qui est venu hier après-midi ?

·     Un grand blond, maigre, pas très bon genre. Dans ce quartier il faut s’attendre à tout.

·     Personne n’a la clé de l’appartement de Marie ?

·     Personne, depuis que son amie Martine est malade.

L’inspecteur sorti sa carte de police et s’identifia à la voisine.

·     Je vous connais, monsieur L’inspecteur, vous étiez l’ami de cette pauvre Martine. Il y a longtemps que vous n’êtes plus venu, mais je me souviens de vous.

·     Vous avez bonne mémoire, madame.

·     Vous voyez que vous pouvez vous fier aux descriptions que j’ai faites des deux visiteurs.

·     Je vous crois, madame, je vous crois.

Il regarda les serrures qui équipaient la porte, eut un petit sourire et sortit de sa poche un couteau à lames multiples. Un moment après, la porte, qui n’était maintenue en place que par le pêne demi-tour de la serrure centrale, s’ouvrait en grinçant légèrement. Agostini entra dans l’appartement, la vieille dame trottinant sur ses talons. La porte palière donnait dans un petit vestibule, dans lequel s’ouvraient quatre autres portes. Beaucoup de pièces et beaucoup de portes pour un studio, aujourd’hui on mettrait tout dans une seule pièce.

·     N’avancez plus, madame, s’il vous plaît, et ne touchez à rien.

·     Vous croyez que je vais voler quelque chose ?

L’inspecteur se retourna vers la vieille dame avec une petite moue souriante.

·     Madame, s’il vous plaît !

·     Bon, bon, ça va. Je reste là et ne touche à rien.

Le policier poussa l’une des portes, c’était celle d’une pièce assez grande qui servait de séjour et de chambre à coucher, grâce au canapé-lit qui occupait l’un de ses côtés. Le canapé était ouvert, une jeune femme livide était étendue à demi dévêtu sur les draps froissés. Agostini s’avança et vérifia rapidement qu’elle était morte, comme il l’avait soupçonné dès le premier coup d’œil. La pièce était dans un désordre invraisemblable, à la crasse et au désordre initial, s’était rajouté les séquelles d’une fouille minutieuse, qui n’avait laissé aucun objet dans une position normale. Les tiroirs avaient été vidés sur le sol, les petits meubles étaient renversés à terre, les bibelots étaient couchés ou brisés. Il constata, plus tard, que tout le logement était dans le même état. Il était visible qu’il avait fait l’objet d’une fouille systématique.

La vieille dame s’était avancée sur le seuil de la chambre et regardait le cadavre de la jeune fille avec une stupeur horrifiée. L’inspecteur passa quelques coups de téléphone à l’aide de son portable, puis entreprit d’interroger la voisine, après l’avoir fait asseoir et lui avoir fait boire un verre d’eau. Il nota soigneusement toutes ses déclarations sur un carnet.

La sirène d’une première voiture de police se fit entendre, puis celle d’une seconde voiture. Plusieurs hommes gravirent rapidement l’escalier. Des policiers entrèrent dans l’appartement, par la porte palière restée ouverte.

 

 

* * 28 * *

 

Le commissaire Bertrand et l’inspecteur Agostini étaient seuls dans la pièce dont le corps de la jeune femme avait été enlevé.

·     Croyez-moi, commissaire, cette mort est liée à l’affaire Ballestra !

·     Ton imagination te joue des tours, rien ne permet de rattacher la mort de cette jeune droguée à celle du député.

·     Oui, il y a un lien, il s’appelle Morelli !

·     Personne n’a vu monsieur Morelli dans cet immeuble, ni hier, ni aujourd’hui. Rien ne prouve qu’il y ait un lien entre cet honorable industriel et cette pauvre jeune femme droguée.

·     Et l’accident d’hier, l’identification qu’il a faite ce matin ?

·     Je regrette mais, officiellement, monsieur Morelli n’a identifié personne.

·     Par quel nouveau hasard extraordinaire, vous aurais-je désigné cette jeune femme, si Paul Morelli ne me l’avait pas indiquée inconsciemment ? Comment pouvais-je deviner qu’elle était morte à ce moment-là ?

·     C’est en effet un hasard exceptionnel de plus, dans cette une période qui en est fertile. Bien, qu’en l’occurrence, c’est peut-être ton subconscient qui t’a fait penser à Marie.

L’inspecteur fit une grimace et regarda son patron avec des reproches dans les yeux. Le commissaire poursuivi son propos.

·     Excuse-moi, oubli ce que je viens de dire, mais je ne vois pas l’ombre d’un fait qui me permette de rattacher ce décès, par overdose, à l’assassinat du député Ballestra. Et, pas d’avantage, pour relier Paul Morelli à Marie Micchetti.

·     Je sais que tout cela n’est pas clair, mais j’ai la conviction que Morelli a identifié Marie sur les photos et qu’il n’a pas voulu qu’on le sache. Cet individu qui s’est présenté chez elle, ce matin, n’était pas Morelli, mais je suis convaincu qu’il a un rapport avec lui et je le prouverai.

·     Cela pouvait être n’importe qui. Et, d’ailleurs, il n’a fait que frapper à la porte et interroger la voisine.

·     Personne ne prouve qu’il n’est pas revenu, pour entrer dans le studio, et que ce n’est pas lui qui a fouillé partout.

·     C’est exact, rien ne le prouve. Mais une chose est certaine, c’est que la mort de Marie est intervenue hier soir, ce qui prouve que cet homme, lié à monsieur Morelli ou pas, n’a rien à voir avec celle-ci.

·     Je n’ai jamais dit que Morelli est responsable de la mort de Marie !

·     Ecoute-moi. Ce qu’il nous faut, ce sont des faits, rien que des faits, pas des spéculations plus ou moins fantaisistes !   Je suis prêt à tout admettre, si tu me rapportes des faits significatifs. Puisque cet inconnu à petite barbe brune a paru s’intéresser à Martine, files la voir dans sa maison de repos. Il est peut-être temps que tu la revoies, avant qu’il soit trop tard. Cette enquête te donne une raison officielle pour le faire. Tu la connais bien, elle te parlera peut-être de cet inconnu et des motivations qui l’animent. Pendant ce temps, je vais accompagner la vieille dame au bureau, pour vérifier si elle peut identifier celui qui a accompagné Marie hier après-midi. Celui-là, je suis convaincu qu’il a un rapport, plus ou moins direct, avec la mort de cette pauvre fille.

·     Un dealer ? J’y ai pensé aussi, la description qu’elle en fait me rappelle quelqu’un.

·     Pour l’instant, la seule version officielle est celle d’une jeune femme, droguée notoire et de longue date, qui est morte d’une overdose. Un fait divers qui devient malheureusement banal dans notre région. Nous recherchons un homme, un témoin, qui aurait été vu avec la jeune femme avant sa mort et qui est, sans doute, la dernière personne à l’avoir vue vivante. Nous recherchons, également, un autre témoin, un homme qui s’est présenté chez la victime plusieurs heures après sa mort. Il est clair que, si la recherche du premier témoin revêt une importance capitale, celle du second est mineure. Je te donne deux heures pour aller voir Martine. Si elle n’apporte pas des faits nouveaux qui nous incitent à essayer de trouver le second témoin, nous abandonnerons provisoirement la recherche de celui-ci. D’accord ?

·     A vos ordres, patron ! Je cours rencontrer Martine et je reviens, toujours en courant, vous faire mon rapport.